Esel – D.1 – IV.1 Narrative Texte

Dans les grands cycles narratifs, romanesques ou épiques, on ne sera pas surpris de voir l’âne tenir un rang très modeste: sa nature plébéienne ne le destine guère à figurer en des récits qui, a priori, accueilleront plus volontiers l’aristocratique cheval. Ce n’est guère que dans des métaphores que l’âne se fraie son chemin dans la littérature romanesque.

Ainsi, l’auteur anonyme du Roman de Thèbes décourage-t-il l’accès de son texte à ceux qui »sont faits pour écouter comme les ânes pour jouer de la harpe«: rappel, donc, d’un défaut d’oreille célèbre depuis la mésaventure de Midas. Déjà saint Jérôme assurait que »pour l’âne chante inutilement la lyre« (Lettre à Marcella, Epist. 27, 1); la Consolation philosophique de Boèce avait tourné ce propos en proverbe, qu’illustreront abondamment (avec la lyre ou la harpe) les sculptures des cathédrales médiévales. La littérature ne le fera que plus tardivement, mais on copie en France dès le milieu du XIVe siècle, un conte de métamorphose (Asinarius) dont le héros est un âne citharède: on ne fera ici que le mentionner, car il est en latin et s’épanouira davantage sur le terroir germanique (Cl. Bremond, dans le recueil collectif Formes médiévales du conte merveilleux, p. 211-226). Mais cet âne est un excellent instrumentiste: inversion d’image fort goûtée de la littérature paradoxique des XVIe-XVIIe siècles.

Pratiqué depuis l’antiquité, le rituel de la chevauchée infâmante sanctionne un délit contre les codes sociaux de la sexualité: le coupable y est promené sur un âne qu’il chevauche »à rebours«. Il apparaît dans la littérature française sous la forme du charivari, avec le Roman de Fauvel (1310-1316), qui condamne le mariage avec une jeune fille noble d’un vieux cheval roux, vicieux et tyrannique. Mais bien vite, l’âne reprend son droit, comme le montre le texte à peine postérieur, d’une saynète rimée qui narre, avec la verve crue d’un fabliau, »Un ébattement vulgairement appelé Chalivaly d’homme vieil qui se marie en fille ou fille jeune […] lequel homme sera nommé en la rime Coillebaut« (voir l’édition de J-C. MARGOLIN, Fêtes de la Renaissance, éd. du CNRS, III, 1975); un homme qui chevauche l’âne y fait office de maître de cérémonie. Une singularité de ce texte: Renart y figure, mais dans le camp du droit (ce qui n’est pas si fréquent), pour stigmatiser ces noces contre nature.

Nous ne quittons pas le champ de la satire avec le Testament de l’âne de Rutebeuf. Ce dit narre l’attachement d’un brave prêtre à l’égard du vieil âne qui l’a servi si fidèlement qu’il l’enterre dans le cimetière. De bonnes âmes rapportent à l’évêque le geste impie: »Il a fait pis qu’un musulman / Car il a mis son âne Baudoin / En terre consacrée.« Ayant obtenu de s’expliquer privément, le prêtre lui offre vingt livres que cet âne si économe avait épargnées »pour éviter d’aller en enfer. / Il vous les laisse par testament.« L’absolution lui est aussitôt acquise: »Celui qui soutient sa cause par des deniers / Ne doit pas redouter de mauvaise surprise.«

La visée anti-cléricale est plus ajustée dans le texte de Rutebeuf que dans le poème latin du début du siècle, au titre presque identique (Testamentum Domini Asini, Poésie lyrique latine du Moyen Âge, 326-330), qui répartit la raillerie entre les ecclésiastiques couchés sur le testament et le vilain de pâte grossière, plus affligé par la perte subie que par la mort de l’animal.

L’association à la matière fécale relève des images de discrédit accolées à l’âne, en qui la 21e fable de Phèdre voyait le rebut de la nature (naturae dedecus). La 79e des Cent nouvelles bourguignonnes du XVe siècle rapporte (après Pogge, Facétie n°87) comment un paysan qui se désole d’avoir perdu son âne est tiré d’affaire par un grillon qui lui administre un clystère si violent que le rustre s’en plaint hautement, que l’âne l’entend et vient à lui. En revanche, c’est sur un quiproquo engendré par une presque homonymie que repose le fabliau Des deux Anglois qui mangerent l’anel: ils trouvent un goût étrange à l’âne que leur sert l’hôtelier à qui ils avaient commandé de l’agneau, anel (voir PH. MÉNARD: Les Fabliaux, p. 182).

Ausg.: Formes médiévales du conte merveilleux, éd. J. Berlioz, 1989; Fêtes de la Renaissance, éd. du CNRS, III, 1975; Poésie lyrique latine du Moyen Âge, éd. P. BOURGAIN, 1989; P. MÉNARD: Les Fabliaux, 1983.

Lit.: É. MAGNE: Art religieux, 1924, 339-340; H. DEBIDOUR: Bestiaire sculpté, 1961, 257-258, J.-C. MARGOLIN: Variations sur l’adage d’Érasme. L’Ane à la lyre (n° 335), in: Mélanges Édith Weber, 1997, 265-276; A. VITALE-BROVARONE: The Asinus Citharoedus in the Literary and Iconographic Tradition of the Middle Ages, Marche Romane 28 (1978), 121-129.

Michel Bideaux

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